1998: The Toll Keeper Story

Développé et édité par GameChanger Studio, un studio indonésien connu pour sa trilogie My Lovely (My Lovely Daughter, My Lovely Wife et My Lovely Empress), 1998: The Toll Keeper Story nous plonge dans l’une des périodes les plus sombres de l’histoire moderne asiatique. Sorti le 28 octobre 2025 sur PC via Steam et également disponible sur mobile, ce jeu narratif propose une expérience intime et déchirante, inspirée par la crise financière asiatique de 1997-1998 qui a particulièrement frappé l’Indonésie. La directrice du jeu, Riris Marpaung, était elle-même étudiante durant ces événements tragiques, et cette dimension personnelle imprègne profondément chaque aspect du titre.
Une Nation au Bord du Gouffre
Nous incarnons Dewi, une jeune femme enceinte qui travaille comme péagiste autoroutière dans la nation fictive de Janapa, un pays d’Asie du Sud-Est ravagé par l’effondrement économique. Loin des récits héroïques habituels, on se retrouve dans la peau d’une personne ordinaire confrontée à des circonstances extraordinaires. Dewi n’est pas une combattante, pas une révolutionnaire, juste une future maman qui essaie de protéger sa famille dans un monde qui s’effondre autour d’elle.
L’histoire débute dans une relative normalité, mais jour après jour, la situation se dégrade inexorablement. Les manifestations étudiantes se multiplient, les prix explosent, la confiance envers les autorités s’effrite, et les règles deviennent de plus en plus draconiennes. Le mari de Dewi, Heru, conduit un taxi pour compléter leurs revenus tandis que leur meilleure amie Simta représente un rare soutien émotionnel dans cette tourmente
On ressent vraiment une tension croissante, vous savez…. Cette impression d’être pris dans un étau qui se resserre progressivement. Les entrées de journal intime de Dewi, les conversations entre les journées de travail, tout contribue à humaniser la situation de notre personnage et à nous faire comprendre le poids psychologique de ces événements.

Le Péage de la Survie
Bien entendu j’ai rapidement ressenti la même situation, le même malaise que dans Papers, Please, à moindre mesure étant dans un contexte différent, on retrouve cette mécanique de vérification de documents et de véhicules. Au lieu d’un poste frontière, nous sommes dans un péage autoroutier, et au lieu de simplement appliquer des règles bureaucratiques, on est confronté à des dilemmes moraux qui ont un impact direct sur notre survie et celle de notre enfant à naître.
Le gameplay commence simplement : identifier le type de véhicule, encaisser le bon montant de péage, vérifier la monnaie et ouvrir la barrière. Mais rapidement, les nouvelles mesures disciplinaires s’ajoutent. Il faut vérifier les plaques d’immatriculation, détecter la fausse monnaie, inspecter les documents d’identité, contrôler le poids des véhicules, surveiller la contrebande, et appliquer des règles gouvernementales de plus en plus oppressives. Imaginez-vous de devoir refuser votre propre mari parce qu’il ne respecte pas une règle imposée, entraînant une perte financière pour votre foyer et futur enfant…pas joyeux je vous l’accorde.

Chaque erreur nous impacte financièrement. Si on laisse passer un véhicule problématique ou si on commet une faute de vérification, notre salaire est amputé d’une amende. À l’inverse, le gouvernement nous incite financièrement à distribuer de la propagande et à procéder à des arrestations. On se retrouve constamment tiraillé entre nos valeurs morales et nos besoins matériels immédiats : payer le loyer, acheter de la nourriture, préparer l’arrivée du bébé.
L’interface de jeu demande une certaine adaptation et ne dispose pas d’une traduction française. Vers la fin de l’expérience, les menus deviennent un peu chargés avec l’accumulation des règles et des éléments à vérifier. On doit jongler entre plusieurs écrans pour sélectionner la bonne infraction et le bon règlement correspondant, ce qui peut parfois créer des moments de confusion. J’ai fait quelques erreurs en pensant avoir sélectionné les bons éléments mais dans le mauvais ordre.
On ne peut pas jouer ce jeu de manière trop radicale. Si on accumule trop d’amendes en faisant des erreurs, on se fait renvoyer et c’est game over. Si on refuse systématiquement d’appliquer les directives gouvernementales, on ne gagne pas assez d’argent pour payer le loyer, et là encore c’est la fin de partie. Le jeu nous force à trouver un équilibre précaire entre compassion et pragmatisme, entre résistance morale et survie. La situation de ce jeu reflète authentiquement l’impuissance des gens ordinaires face aux systèmes oppressifs, mais elle réduit aussi notre liberté d’action.

Des Choix Qui Pèsent Lourd
La richesse du jeu réside dans ses dilemmes moraux quotidiens. Une famille désespérée vous supplie de la laisser passer malgré des papiers non conformes. Un inconnu vous offre de l’argent pour fermer les yeux sur une infraction. Des personnages récurrents réapparaissent jour après jour, et nos décisions les concernant influencent leur destin et le nôtre.
Si on aide quelqu’un en payant de notre poche ou en le laissant passer contre les règles, cette personne peut revenir plus tard pour nous apporter de la nourriture en remerciement. À l’inverse, certaines décisions peuvent avoir des conséquences négatives inattendues. Le jeu propose plusieurs fins différentes en fonction de nos choix, de notre gestion des ressources et de nos priorités morales, ce qui offre une certaine rejouabilité, chaque run dure dans les deux à trois heures. La structure reste assez linéaire dans sa première moitié, et c’est vraiment dans les derniers jours que nos choix antérieurs commencent à vraiment diverger et créer des branches narratives distinctes.

Une Direction Artistique Évocatrice
1998 adopte une esthétique particulièrement cohérente avec son propos. Le jeu utilise des textures pointillées, une esthétique de vieux papier et un filtre bleuté qui évoquent les documents imprimés et les journaux des années 90.
Les dessins sont réalisés avec soin, dans un style proche de la bande dessinée avec un trait au crayon appuyé. Jour après jour, on observe notre poste de péage se dégrader : les vitres se fissurent, les graffitis apparaissent, l’environnement devient de plus en plus chaotique, tout en raccord avec le monde qui s’écroule autour de nous.
Les animations restent minimalistes, conformes au genre de la visual novel hybridée avec de la simulation. Les véhicules arrivent, s’arrêtent, les documents apparaissent, les personnages ont quelques expressions faciales basiques. Ce n’est pas un jeu d’action, et l’animation n’est pas le point fort, mais elle remplit parfaitement son rôle narratif sans jamais distraire de l’essentiel.

Une ambiance minimaliste justifiée
L’ambiance sonore de 1998 ne cherche pas à dominer l’expérience avec des musiques mais plutôt à créer une ambiance de tension latente et de mélancolie. Les compositions minimalistes accompagnent les moments de solitude au péage et les scènes domestiques.
Le doublage vocal existe en anglais et en indonésien, avec des sous-titres disponibles en plusieurs langues mais pas en français malheureusement.

Survivre aux Portes de l’Enfer
1998: The Toll Keeper Story n’est pas un jeu destiné aux joueurs sensibles. C’est une expérience narrative lourde émotionnellement, qui nous met face à des choix inconfortables et nous rappelle que l’histoire n’est pas qu’une succession d’événements abstraits, mais une réalité vécue par des millions de personnes ordinaires.
Le jeu possède quelques défauts de Game design et l’absence de traduction française n’aide pas. Mais c’est un jeu qui ose aborder un pan méconnu de l’histoire récente avec respect et humanité. GameChanger Studio prouve une fois de plus leur capacité à explorer des thèmes matures et difficiles avec intelligence.
Pour quelqu’un qui cherche une expérience narrative forte et réfléchie, qui accepte de se confronter à des situations moralement complexes sans solution facile, ce jeu est une proposition unique et mémorable.
Je sors de cette expérience non pas diverti, mais marqué, pensif, peut-être même un peu ébranlé. Et dans un milieu souvent accusé d’être superficiel ou purement escapiste par des médias ignares, cette capacité à nous faire réfléchir sur l’histoire, l’humanité et nos propres choix est précieuse. Malgré ses imperfections techniques et de gameplay, c’est un titre que je recommande sincèrement à tous ceux qui cherchent du sens et de la profondeur dans le jeu vidéo.




